La personnalité peut-elle prédire la tension éprouvée à faire du télétravail ?
Dernière mise à jour : 28 mars 2023
Une thèse de doctorat publiée en 2019 par Thomas Edward Alan-Livernois a retenu mon attention en cette période où le télétravail prévaut pour beaucoup d’entre nous. Voici la question posée par l’auteur :
Dans quelle mesure une relation prédictive existe-t-elle entre les traits de personnalité et la tension éprouvée au travail par les travailleurs virtuels aux États-Unis ?
Télétravail et stress
Dans le contexte actuel causé par la COVID-19, les professionnels des RH doivent être conscients des problèmes que peut présenter le télétravail pour les membres de leur équipe et être capables d’identifier ceux qui risquent le plus d’en souffrir.
Cette nouvelle façon de travailler peut en effet avoir un impact non négligeable sur la stratégie de gestion d’une équipe en raison du stress qu’elle induit chez certains travailleurs :
Le plus gros problème pour les professionnels des ressources humaines est de transformer en équipes et structures fortes, coopératives, créatives et productives des employés qui sont des individus ayant chacun leurs propres caractéristiques et intérêts, le stress ou la tension ayant pour effet d’inhiber ces attributs (Petković et collab., 2014).
Puisque les interactions qui se déroulaient dans l’espace du bureau n’existent plus, le suivi des réactions de chacun pose de fait un défi de taille. Il peut par exemple être difficile pour un travailleur de juger du degré d’appréciation de son travail en raison du manque de rétroaction reçue de la part de ses collègues ou de son supérieur.
Or, selon le modèle Effort – Reward Imbalance (ERI) de Siegrist, là où il y a un déséquilibre négatif entre l’effort consenti au travail et la récompense obtenue, le stress au travail qui en résulte peut conduire à une gamme de problèmes de santé, comme une pression sanguine élevée, un taux de cortisol élevé, des signes de dépression ou d’anxiété, etc.
Effets physiologiques
Ce modèle propose également que le surengagement, ou motivation personnelle à travailler excessivement, augmente le risque d'effets indésirables sur la santé et qu'il existe un effet d'interaction entre le surengagement et l'ERI.
Mais qu’est-ce que le surengagement ?
Dans l’échelle de l’ERI, le surengagement fait référence à un mécanisme d'adaptation mis en place par ceux qui déploient un effort important pour compenser une situation inhabituelle. Ces individus se surinvestissement pour tenter de reprendre le contrôle en déployant de façon excessive leurs ressources personnelles et en s'engageant dans un équilibre malsain entre vie professionnelle et vie privée (Siegrist et collab., 2014 ; Siegrist, 2015 ; Siegrist et Li, 2016).
Malheureusement, les impacts physiologiques d’un tel stress sont bien réels. Rappelons que le cortisol est une hormone sécrétée par le cerveau en réponse à un sentiment désagréable ou à une réponse négative perçue par ce dernier. Il peut prendre 24 heures à être éliminé du corps, contrairement à l’ocytocine, associée, elle, à une réponse positive et qui disparaît en quelques heures.
Dans une autre étude publiée en 2004, Siegrist et collab . confirmaient déjà que la sécrétion de cortisol au réveil était positivement associée au surengagement chez les hommes, avec des augmentations moyennes de 14,5 nmol/L dans les groupes au surengagement élevé et de 4,2 nmol/L dans les groupes au surengagement faible sur une période de 30 minutes après le réveil, et ce, après ajustement considérant l’âge, le statut socioéconomique, le tabagisme, l’heure du réveil et les exigences du travail des individus.
Liens avec la personnalité
Dans l’étude de Alan-Livernois évoquée en introduction, deux traits de la personnalité montraient une relation significative avec la tension professionnelle associée au surengagement : le degré de conscience et celui de stabilité émotionnelle.
Les recherches de Politis (2014) ont quant à elles démontré que les personnes riches en conscience, en sympathie (agréabilité) et en extraversion offraient une communication et des modèles de comportement au travail positifs à leurs collègues virtuels.
En outre, l’agréabilité a montré une association positive et statistiquement significative avec l'amélioration de la communication virtuelle (Petković et collab., 2014). Les personnes chez qui ce trait de la personnalité est fort ont fourni des commentaires et un soutien virtuel constructifs, ce qui constitue des qualités nécessaires pour une performance réussie dans un environnement de travail virtuel.
À l’inverse, chez les individus présentant un plus faible degré de conscience, de stabilité émotionnelle et d’agréabilité, l’adaptation au télétravail se ferait moins bien. Les tests psychologiques du modèle des Big Five permettent de mesurer ces traits de personnalité ; ils constituent donc une façon efficace pour les professionnels des RH de cibler les individus les plus à risque d’éprouver une tension excessive dans le contexte actuel du télétravail.
Commentaires techniques afin de mieux comprendre l’approche de Alan-Livernois
Les chercheurs en psychologie organisationnelle proposent et testent fréquemment des hypothèses qui impliquent des relations entre des variables. Bien au-delà des associations bivariées simples, les modèles plus complexes peuvent impliquer d’autres variables, qui fournissent un plus grand pouvoir explicatif. C’est le cas dans la recherche de Alan-Livernois, où ont été introduites des variables de modération.
On dit qu’une variable modère une relation dans la mesure où la relation entre x et y change en fonction du niveau de m. En bref, la modération est fondamentalement un effet interactif. La régression des moindres carrés ordinaires peut être utilisée pour tester la modération. Deux étapes sont alors nécessaires. Tout d'abord, les principaux effets de x et de m sont saisis dans la première étape d'une analyse où y est la variable critère. Dans la deuxième étape, le produit de x et de m est considéré, et le changement de Rs quared observé en passant du premier au deuxième modèle est évalué pour sa signification statistique. Si cette valeur est significative, des preuves sont fournies en faveur de la modération.
En utilisant l’approche du modérateur et le cadre général (MAGF) de la psychologie I-O, Alan-Livernois a obtenu 523 réponses, dont 247 étaient utilisables. L’analyse de RQ1 a trouvé une relation prédictive avec la tension au travail dans le modèle à cinq facteurs (scores de surengagement (OC) : p = 0,020 et p = 0,000, respectivement.
L’analyse de RQ2 a quant à elle révélé que la conscience, l’agréabilité et le névrosisme avaient une relation prédictive avec E / RrLN et étaient modérés par certaines catégories de travail virtuel. De plus, il a également été constaté que dans RQ2, la conscience et le névrosisme entretenaient une relation significative avec la tension professionnelle du surengagement et étaient modérés pour certaines catégories de travail virtuel.
La thèse de Alan-Livernois ajoute ainsi des connaissances scientifiques aux domaines de la recherche en psychologie I-O, différentielle, environnementale et organisationnelle.
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